Pourquoi les salles de spectacles ferment…et quel vide laisseront-elles derrière elles?
Pourquoi les salles de spectacles ferment…et quel vide laisseront-elles derrière elles?

Les salles de spectacles indépendantes sont au cœur de la vie culturelle québécoise. Présentes dans toutes les régions, elles accueillent plus de 80 % des concerts musicaux professionnels1https://web.ocpm.qc.ca/sites/default/files/pdf/P126/8-55_SMAQ_0.pdf, offrant aux artistes un premier tremplin vers le public et contribuant à la diversité de la scène locale. Bien plus que de simples lieux de diffusion, elles sont des espaces de création, d’innovation et de rencontre.

Pourtant, de plus en plus de ces salles doivent fermer leurs portes. Pression immobilière, endettement, réglementations contraignantes, baisse de fréquentation: les défis se multiplient, mettant en péril ces espaces essentiels. Derrière chaque fermeture, ce sont des opportunités perdues pour les artistes, une offre culturelle qui se rétrécit et un impact économique sur les commerces locaux.

Quelles sont les causes de cette précarité croissante ? Et quelles en sont les conséquences pour le paysage culturel québécois ? Cet article explore les facteurs qui fragilisent les salles de spectacles indépendantes et les répercussions de leur disparition.

 

Les causes qui mettent nos salles préférées en danger

Des réglementations qui réduisent les salles au silence

Les normes de bruit, souvent floues et appliquées de manière variable, posent un défi majeur aux salles de spectacles. Elles entraînent des amendes lourdes, des conflits avec le voisinage et compromettent leur viabilité.

  • Les plaintes sont évaluées selon des critères subjectifs, sans seuils de décibels précis, rendant les décisions arbitraires.
  • Les amendes peuvent atteindre plusieurs dizaines de milliers de dollars, mettant en péril des établissements aux marges déjà faibles.
  • La Régie des alcools, des courses et des jeux (RACJ) peut suspendre des permis d’alcool en invoquant la « tranquillité publique », un critère flou qui menace directement la survie financière des salles.
  • Certaines salles ont fermé sous la pression de plaintes répétées d’un·e seul·e individu·e, comme ce fut le cas pour La Tulipe et Le Divan Orange.

 

Sans révision adaptée des normes et sans soutien pour l’insonorisation, ces contraintes continueront de provoquer des fermetures évitables.

 

Pression financière et immobilière : une menace insoutenable

Les salles indépendantes font face à une pression immobilière croissante, rendant leur exploitation de plus en plus difficile. À cela s’ajoute une hausse de plus de 40 % des coûts d’exploitation en trois ans, fragilisant davantage leur viabilité financière.

  • Plus de 70 % d’entre elles sont locataires, ce qui les expose aux décisions des propriétaires et limite leurs investissements dans l’amélioration de leurs infrastructures.
  • La hausse rapide des loyers, atteignant parfois 30 % lors du renouvellement des baux, affecte grandement leur rentabilité.
  • Le rachat d’immeubles par des promoteur.rices entraîne la fermeture de nombreuses salles, remplacées par des projets immobiliers plus rentables, notamment résidentiels, dans un contexte de pénurie de logements.
  • Contrairement à d’autres secteurs culturels, comme les ateliers d’artistes, aucun programme spécifique ne leur permet d’acquérir leur propre bâtiment, ce qui les empêche de se stabiliser à long terme.

 

Faute de soutien à la pérennisation des espaces culturels, ces lieux disparaissent progressivement, cédant la place à des projets dénués de vocation culturelle.

 

Évolution des habitudes de consommation et baisse de fréquentation

Les transformations socioculturelles et économiques fragilisent les salles, en réduisant leur achalandage et leurs revenus.

  • Une baisse généralisée de la fréquentation culturelle : Les spectacles en salle sont les plus touchés, avec une diminution de 21 % de l’assistance aux spectacles professionnels payants intérieurs entre 2018 et 2023 (GTFAS, 2024).
  • Les budgets de divertissement des individus stagnent : particulièrement sous la pression inflationniste des dernières années, limitant leur capacité à assister à des spectacles. Toutefois, pour préserver leur mission d’accessibilité, plusieurs salles indépendantes maintiennent des prix abordables, mais cette stabilité tarifaire, combinée à des coûts d’exploitation en hausse, érode leur rentabilité.
  • Les jeunes générations (Y et Z) consomment 20 % moins d’alcool (Université du Michigan, 2020), et 28 % ne boivent pas du tout (Berenger Research, 2020), affectant un revenu clé des salles.
  • Le télétravail et les plateformes numériques modifient les habitudes de sortie, réduisant l’achalandage en semaine et augmentant les achats de billets de dernière minute.

 

Graphique tiré de l’Étude des publics des arts de la scène au Québec réalisé par Daigle/Saire

 

Ces changements forcent les salles à ajuster leur modèle économique, souvent en réduisant leurs activités ou en augmentant leurs prix, au risque d’amplifier la désaffection du public.

 

Des lieux qui portent la culture à bout de bras, mais sans filet financier

Les salles de spectacles indépendantes doivent composer avec un modèle économique instable, marqué par un accès limité aux subventions, une hausse constante des coûts d’exploitation et un manque de fonds d’urgence. Contrairement aux grandes institutions culturelles, elles ne bénéficient pas d’un soutien financier structurant, les rendant particulièrement vulnérables aux crises financières et aux fluctuations du marché.

  • Un sous-financement chronique : Les programmes d’aide à la diffusion culturelle ne tiennent pas compte des réalités spécifiques des salles indépendantes. Par exemple, le Programme d’aide aux lieux de diffusion de la SODEC est conçu principalement pour les réseaux de tournée en région, excluant de nombreuses salles qui fonctionnent selon un modèle différent. Cette approche désavantage les lieux qui n’opèrent pas comme diffuseurs directs et qui misent sur la co-diffusion avec les artistes, bien qu’ils jouent un rôle clé dans l’écosystème culturel québécois.
  • Des critères d’éligibilité contraignants : L’accès aux subventions est souvent entravé par des exigences administratives lourdes et des critères inadaptés aux modèles d’affaires des salles indépendantes.
  • Une dépendance aux revenus instables : Privées d’un financement public structurant, les salles doivent autofinancer une grande partie de leurs activités. Beaucoup dépendent des revenus de bar, de restauration ou de services touristiques pour compenser les coûts de programmation et d’exploitation. Ce modèle hybride, essentiel à leur survie, n’est pourtant pas reconnu par les bailleurs de fonds, qui continuent d’évaluer ces salles selon des modèles plus traditionnels.

 

En 2020, l’OBNL qui gérait le Petit Théâtre de Québec a déclaré faillite avec plus de 30 000 $ de dettes, faute de soutien financier et en raison de difficultés administratives. En septembre 2024, la Chapelle Fraser à Beauceville a également dû cesser ses activités, accablée par des dettes liées à des rénovations imprévues et exclue des subventions en raison de son statut d’entreprise privée.

Faute de mécanismes de soutien mieux adaptés, ces lieux s’endettent jusqu’à ce que la situation devienne insoutenable, mettant en péril leur pérennité et affaiblissant l’ensemble du secteur culturel québécois.

 

Des salles vulnérables aux aléas climatiques et sinistres

Les lieux de diffusion ne sont pas à l’abri des intempéries ou des catastrophes naturelles qui peuvent gravement endommager leurs infrastructures. En septembre 2023, le café-bistro Le Mouton Noir et le Centre culturel Le Griffon ont dû cesser temporairement leurs activités à la suite d’incendies. Ces incidents ont entraîné la fermeture provisoire de ces lieux importants pour leur région, les obligeant soit à réparer leurs bâtiments, soit à envisager un déménagement.

 

Café-bistro Le Mouton noir (Gauche) et le Centre culturel Le Griffon (Droite), victimes d’incendies dans la nuit du 2 au 3 septembre. Photo tirée de la municipalité de Val-David (Gauche) et du Facebook de Réal Côté (Droite)

 

La fermeture d’une salle : une perte pour la culture, l’économie et la vie sociale

La disparition des salles de spectacles indépendantes ne se limite pas à la perte de quelques établissements : elle entraîne des effets en cascade sur l’ensemble du secteur culturel et économique québécois. Ces fermetures réduisent les opportunités pour les artistes, centralisent l’offre culturelle, affaiblissent l’économie locale et appauvrissent la diversité artistique.

 

Érosion du lien culturel francophone et recul de la découvrabilité musicale

Les salles indépendantes accueillent plus de 80 % des spectacles musicaux professionnels au Québec, jouant un rôle clé dans la diffusion des artistes francophones émergent·e·s. Leur fermeture réduit la découvrabilité des artistes québécois·e·s, fragilise la place du français dans l’espace culturel et limite l’accès du public à ces œuvres. Sans ces lieux, les jeunes générations risquent de se tourner vers des contenus internationaux, accélérant l’érosion de l’identité musicale québécoise.

 

Désintégration de l’écosystème musical et précarisation des artistes

Les salles indépendantes sont essentielles aux artistes émergent·e·s, leur offrant un premier tremplin vers des scènes plus importantes. Leur disparition fragmente le réseau de diffusion, réduisant les opportunités pour les nouveaux talents et favorisant la concentration du marché autour d’artistes déjà établi·e·s. Ces fermetures fragilisent aussi l’ensemble de l’écosystème musical, touchant les technicien·ne·s, programmateur·rice·s et travailleur·se·s du secteur.

 

Perte d’espaces d’inclusion et d’innovation artistique

Les lieux de diffusion indépendants sont des laboratoires d’expérimentation où les artistes testent de nouvelles approches et repoussent les limites de la création. Leur disparition affaiblit l’innovation culturelle québécoise et diminue l’attrait du Québec comme pôle artistique dynamique. Avec moins de lieux favorisant l’audace et la diversité, la scène culturelle risque de s’uniformiser et de devenir moins représentative des nouvelles voix émergentes.

 

Les Katacombes, fermée en 2019 et détruite en 2024

 

Affaiblissement de la cohésion sociale et marginalisation accrue des communautés

Les salles indépendantes sont bien plus que des lieux de diffusion : elles sont des espaces de rencontre et de représentation pour les artistes issu·e·s de la diversité culturelle, de la communauté LGBTQIA+ et des scènes alternatives. Leur disparition réduit ces plateformes d’expression, fragilise la diversité artistique et accentue la marginalisation de certaines voix dans l’espace culturel québécois.

 

Répercussions économiques sur les commerces locaux et la vitalité des quartiers

Les salles indépendantes dynamisent l’économie locale en attirant un public régulier et en soutenant les commerces avoisinants. Contrairement aux grandes tournées internationales, dont les revenus quittent souvent le Québec, l’argent investi dans ces lieux reste dans la communauté. Leur fermeture entraîne une baisse d’achalandage pour les restaurants, bars et entreprises locales, affaiblissant l’économie et le dynamisme des quartiers culturels.

 

Ce qu’il faut retenir

La disparition des salles indépendantes ne concerne pas seulement quelques exploitant·e·s; leur fermeture est un coup dur pour l’offre culturelle de la région qu’elles desservent et impactent autant la communauté artistique et les entreprises locales.

  • Moins de salles signifie moins d’opportunités pour les artistes, une économie locale fragilisée et une diversité musicale menacée.
  • Sans action pour préserver ces lieux, le Québec risque de perdre une partie essentielle de son identité culturelle francophone et musicale.
  • L’innovation, l’inclusion et la vitalité des communautés culturelles seront directement affectées, appauvrissant la richesse artistique de la province.

 

Il est urgent de protéger ces espaces, non seulement pour les artistes et les salles, mais pour l’ensemble du public et des communautés qui bénéficient de leur apport culturel, social et économique.